Christoph Blocher et Franz Weber, même combat

La Suisse est traversée par un puissant courant conservateur, se caractérisant par une peur – communicative – de tout changement, une volonté de figer le pays, d’en stopper le développement, selon le principe bien connu qu’«avant, c’était mieux».

Coup sur coup, à des niveaux politiques différents, ce courant d’immobilisme a recueilli les faveurs d’une majorité de la popu­lation. Que cela soit le 9 février avec l’initiative «Contre l’immigration de masse» ou à Lausanne le 13 avril à l’occasion du vote contre la tour Taoua, le peuple a montré sa défiance à l’égard d’une croissance qui lui inspire de la crainte.

Et l’on peut malheureusement se demander si ce vent aux relents de formol ne soufflera pas à nouveau sur le canton de Vaud le 18 mai, à l’heure où le peuple se prononcera sur la énième offensive de Franz Weber pour «sauver Lavaux».

Car, sous le couvert d’une volonté louable – protéger un site dont le développement est d’ores et déjà extrêmement réglementé –, les initiants ont de la peine à ­masquer leur volonté de faire de Lavaux un musée, une sorte de paradis perdu qui, certes fantasmé, n’a pour autant jamais existé.

En cela, le vieil écologiste bâlois et Christoph Blocher sont parfai­tement à l’unisson, unis dans le même combat, slogans simplistes à l’appui: il faut sauver la Suisse d’antan, du moins l’image mythique qu’une partie de la population s’en fait, quitte à travestir la réalité.

Ceux qui y vivent le savent bien: Lavaux n’a jamais été une terre figée. S’il est devenu ce somptueux paysage ciselé de 10 000 terrasses viticoles, outre l’acquis naturel de base, c’est grâce à l’incessant labeur des vignerons.

C’est aussi – et quoi qu’en dise Franz Weber – grâce à une gestion rigoureuse des autorités communales, unanimement opposées à «Sauvez Lavaux III», qui ont su éviter le bétonnage qui guettait la région dès le début des années 1970.

A Lutry, par exemple, une des communes où Franz Weber crie à l’hyper-spéculation immobilière, sept nouveaux bâtiments, de tous types, ont été construits en 2011, cinq en 2012, huit en 2013 et quatre pour l’heure en 2014, tous en dehors de la zone viticole déjà ­protégée par la loi sur le plan de protection de Lavaux (LLavaux). Pour une commune de près de 10 000 habitants, on est très loin du bétonnage dénoncé.

Et même si le risque spéculatif existe, comme dans toute région prisée, restreindre encore davantage la possibilité de construire ne fera pas baisser la fièvre immobilière. Tarir l’offre, c’est faire augmenter les prix; et donc prendre le risque que les rares logements encore disponibles pour les classes moyennes de la région disparaissent, laissant seuls quelques nantis pouvoir se payer le luxe de résider entre Lutry et Vevey.

Oui, la troisième salve de Franz Weber – celle de trop – comporte des dangers bien réels. Comme l’initiative «Contre l’immigration de masse», mais à d’autres niveaux, son acceptation ne serait pas sans conséquence. Celles et ceux qui, en soutenant l’initiative de l’UDC, souhaitaient «seulement» donner un signal s’en rendent compte au­jourd’hui, devant les efforts colossaux menés pas la Confédération et les cantons pour que son application ne saborde pas notre économie.

A une autre échelle, un oui le 18 mai priverait toute une région de son droit légitime à décider ­elle-même de son sort – avec toutes les cautèles que lui imposent par ailleurs la LLavaux et le fait qu’elle soit inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco, inscription una­nimement défendue par les vi­gnerons de Lavaux et les pouvoirs publics locaux et cantonaux.

Un oui le 18 mai compromettrait sérieusement l’agrandissement du seul établissement hospitalier de Lavaux, situé à Cully, et rendrait impossible la construction d’un nouveau parking à Lutry, pourtant réclamé depuis des années par la population – cette population bien réelle que Franz ­Weber ne semble pas connaître.

Un oui le 18 mai empêcherait surtout les vignerons de déve­lopper leurs infrastructures, à moins qu’ils ne souhaitent, comme le ­proposent les initiants, construire… en sous-sol. A terme, c’est prendre le risque de voir leurs ­exploitations disparaître, remplacées par des villas.

Autre ineptie, l’initiative de Franz Weber veut confier le soin à l’administration cantonale de décider du sort des quelques très rares parcelles encore constructibles en Lavaux. Cette volonté de cen­tralisation – principe qui démontre tous ses bienfaits dans certains pays voisins… – va tout simplement à l’encontre des fondements mêmes de notre système politique, qui repose sur une forte autonomie des communes.

De tailles différentes, les cloches sous lesquelles Christoph Blocher et Franz Weber souhaitent mettre la Suisse respectivement Lavaux, sont pourtant semblables. Dans les deux cas, le même but est visé: l’isolement.

Le pseudo-patriotisme du premier – on se rappelle encore du «schwächeres Bewusstsein für die Schweiz» dont il taxait les Romands à la suite du vote du 9 février – n’a d’égal que le discours moralisateur, voire dénigrant du second.

Le 18 mai prochain, les Vau­doises et les Vaudois auront l’occasion de montrer que le vent d’audace et la soif de découvertes qui soufflaient sur le chef-lieu du canton il y a cinquante ans lors de l’Expo 64 ne se sont pas totalement estompés.

En soutenant le contre-projet équilibré du Conseil d’Etat et en refusant l’initiative de Franz Weber, ils feront preuve du bon sens qu’on leur connaît et réitéreront leur confiance en la capacité des communes de Lavaux à gérer elles-mêmes leur avenir. Sans que Franz Weber ne le leur confisque.